Soixante
millions de milliards
de combinaisons
Puisque c’était lui qui ferait office d’hôte au cours de la réunion des Veufs Noirs prévue ce mois-là, Thomas Trumbull, contrairement à son habitude, ne surgit pas à la dernière minute en réclamant son apéritif d’une voix agonisante.
Il était déjà là, étant arrivé dignement avant l’heure, et avec Henry, ce serveur sans égal, il tenait conseil sur les détails du menu, tout en saluant chacun des membres du club au fur et à mesure de leur arrivée.
Mario Gonzalo fut le dernier. Il retira son pardessus léger avec soin, il le secoua doucement, comme s’il voulait le débarrasser de la poussière du taxi, et il le déposa au vestiaire. Il revint en se frottant les mains et dit :
— Il y a une fraîcheur d’automne dans l’air. Je crois que l’été est fini.
— Bon débarras ! s’écria Emmanuel Rubin, qui était en train de converser avec Geoffrey Avalon et James Drake.
— Notez que je ne me plains pas, répondit Gonzalo avant de s’adresser à Trumbull : Est-ce que notre invité n’est pas encore arrivé ?
Trumbull déclara distinctement, comme s’il était las d’expliquer la même chose :
— Je n’ai pas amené d’invité.
— Oh ? dit Gonzalo, déconcerté.
Il n’y avait rien de réellement irrégulier là-dedans. Le règlement des Veufs Noirs n’exigeait pas la présence d’un invité, mais qu’il n’y en ait pas était parfaitement inhabituel.
— Eh bien, je suppose qu’on s’en passera, poursuivit Gonzalo.
— On s’en passera même très bien, dit Geoffrey Avalon.
Il venait de s’approcher d’eux, se tenant bien droit et les regardant du haut de ses cent quatre-vingt-cinq centimètres. Ses épais sourcils grisonnants formèrent des accents circonflexes au-dessus de ses yeux.
— Voilà du moins qui nous garantit une réunion de discussion à bâtons rompus et de détente, dit-il.
— Ça, je n’en suis pas sûr, dit Gonzalo. Je suis habitué à ce que des problèmes surgissent. Je crois que personne parmi nous ne se sentira bien s’il n’y en a pas. Et puis, et Henry ?
Il se retourna vers Henry qui laissa flotter un sourire discret sur son visage dénué de rides malgré ses soixante ans.
— Je vous en prie, ne vous inquiétez pas, monsieur Gonzalo. Je serai ravi de servir le dîner et d’écouter la conversation même s’il n’y a rien d’important pour nous déconcerter.
— Eh bien, vous n’aurez pas ce plaisir, dit Trumbull en fronçant les sourcils, ses cheveux blancs frisottés contrastant avec son visage bronzé. C’est moi qui ai un problème et j’espère que quelqu’un pourra le résoudre. Vous, en tout cas, Henry.
Avalon pinça les lèvres.
— Par le bouc biscornu de Belzébuth, Tom, vous auriez pu nous accorder une bonne vieille…
Trumbull haussa les épaules et s’éloigna. Roger Halsted dit à Avalon de sa voix douce :
— Que vient faire Belzébuth là-dedans ? Où êtes-vous allé chercher ça ?
Avalon eut l’air content.
— Oh, eh bien, Manny écrit un genre de récit d’aventures qui se passe dans l’Angleterre de la reine Elisabeth… Elisabeth Ire, bien sûr, et il semble…
Ayant entendu le son magique de son nom, Rubin s’approcha et dit :
— C’est un récit qui se déroule sur les mers.
— Est-ce que vous êtes fatigué des histoires policières ? demanda Halsted.
— C’est aussi une histoire policière, dit Rubin, ses yeux lançant des éclairs derrière les verres épais de ses lunettes. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il ne peut pas y avoir un côté policier dans n’importe quelle histoire ?
— Bref, dit Avalon. Manny a un personnage qui ne cesse d’employer des allitérations en jurant, et comme il n’utilise jamais deux fois le même juron, il lui en faudra de nouveaux, bien retentissants. Je trouve que « par le bouc biscornu de Belzébuth » n’est pas si mal.
— Ou par les magnifiques mamelles de Mammon, dit Halsted.
— Et voilà ! s’emporta Trumbull. Si je ne venais pas avec un problème pour nous occuper valablement et faire fonctionner l’esprit éminent d’Henry, toute la soirée dégénérerait en stupides alignements de mots, par la trompette du tombeau de Toutankhamon !
— Au bout d’un moment, on attrape le virus, dit Rubin sans se démonter, en grimaçant un sourire.
— Eh bien, débarrassez-vous-en, dit Trumbull. Est-ce que le dîner est prêt, Henry ?
— Oui, monsieur Trumbull.
— Bon, très bien. J’ai beau être l’hôte, si vous autres pauvres idiots continuez à faire des allitérations pendant plus de deux minutes, je vous plante là.
La table semblait vide, avec seulement six personnes autour d’elle, et la conversation paraissait quelque peu éteinte, sans invité devant lequel briller.
Gonzalo, qui était assis à côté de Trumbull, déclara :
— Je devrais faire votre caricature pour l’ajouter à notre collection, puisque, pour ainsi dire, vous êtes votre propre invité.
Il leva les yeux avec satisfaction sur la longue file de caricatures d’invités qui tapissaient le mur.
— Dans quelques années, nous allons manquer de place, ajouta-t-il.
— Alors, ne vous embêtez pas avec moi, dit aigrement Trumbull. Et puis, nous pourrons toujours faire un peu de place en brûlant ces stupides barbouillages.
— Barbouillages !
Gonzalo sembla un instant lutter intérieurement pour savoir s’il allait s’offenser. Puis il opta pour une solution de compromis en disant :
— Vous avez l’air d’une humeur massacrante, Tom.
— J’en ai l’air parce que je le suis. Je suis dans la situation des Chaldéens face à Nabuchodonosor.
Avalon se pencha par-dessus la table.
— Est-ce que vous parlez du Livre de Daniel, Tom ?
— C’est bien là-dedans, non ?
— Excusez-moi, dit Gonzalo, mais j’ai loupé mon cours biblique, hier. Qui sont ces Chaldéens ?
— Dites-le-lui, Jeff, dit Trumbull. Pontifier, c’est votre rayon.
— Ce n’est pas pontifier que de raconter une histoire toute simple, dit Avalon. Mais si vous préférez…
— Je préférerais que ce soit vous, Jeff, dit Gonzalo. Vous le faites avec tellement plus d’autorité.
— A vrai dire, fit Avalon, c’est Rubin, et non moi, qui a autrefois été enfant de chœur, mais je vais essayer de faire de mon mieux… Le second chapitre du Livre de Daniel raconte qu’un jour, ce Nabuchodonosor a été troublé par un mauvais rêve. Il a envoyé chercher ses sages chaldéens pour qu’ils le lui interprètent. Les sages se sont proposé de le faire dès qu’ils connaîtraient ce rêve. Mais Nabuchodonosor ne pouvait pas s’en souvenir, il savait seulement qu’il en avait été troublé. Il s’est cependant dit que si des sages pouvaient interpréter un rêve, ils pouvaient également deviner quel était ce rêve. Il leur a donc demandé de lui indiquer à la fois le rêve et son interprétation. Comme ils en étaient incapables, très raisonnablement, si l’on s’en tient aux règles des potentats orientaux, il a ordonné de tous les mettre à mort. Heureusement pour eux, Daniel, un Juif captif de Babylone, a réussi à accomplir l’exploit qu’il réclamait.
— Et vous vous trouvez dans cette situation, Tom ? demanda Gonzalo.
— D’une certaine manière, oui. J’ai un problème qui se rapporte à un cryptogramme… mais je n’ai pas ce cryptogramme. Il va falloir que je le devine.
— Sinon, vous serez tué ? demanda Rubin.
— Non. Si j’échoue, je ne serai pas tué, mais ça n’arrangera pas mes affaires non plus.
— Alors ce n’est pas étonnant que vous n’ayez pas jugé nécessaire d’amener un invité, dit Gonzalo. Racontez-nous toute l’histoire.
— Avant le brandy ? dit Avalon, scandalisé.
— C’est Tom qui est l’hôte, répliqua Gonzalo, sur la défensive. S’il veut nous en parler maintenant…
— Je n’y tiens pas, dit Trumbull. Nous attendrons le brandy, comme nous le faisons toujours, et je me cuisinerai moi-même, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Tandis qu’Henry servait le brandy, Trumbull fit tinter sa cuiller contre son verre à eau et déclara :
— Messieurs, je me dispenserai de la question qui ouvre traditionnellement nos interrogatoires en reconnaissant ouvertement que je suis incapable de justifier mon existence. Sans faire semblant de me soumettre au jeu des questions et des réponses, je vous exposerai simplement le problème. Vous êtes libres de me poser des questions, mais pour l’amour du ciel, ne me faites pas inutilement dévier du sujet. C’est grave.
— Allez-y, Tom, dit Avalon. Nous ferons de notre mieux pour vous écouter.
Trumbull dit avec une certaine lassitude :
— Cette affaire concerne un type qui s’appelle Pochik. Il faut que je vous parle un peu de lui pour que vous puissiez comprendre le problème, mais comme toujours en pareil cas, j’espère que vous ne m’en voudrez pas si je ne vous dévoile que ce qui se rapporte directement à notre affaire.
» Tout d’abord, il vient d’Europe de l’Est, de quelque part en Slovénie, je crois, et il est arrivé ici quand il avait environ quatorze ans. Il a appris l’anglais tout seul, il est allé aux cours du soir pour suivre un enseignement secondaire et universitaire, tout en travaillant par ailleurs. Pendant dix ans, il a été serveur, et vous savez ce que ça représente… Désolé, Henry.
Henry dit tranquillement :
— Ce n’est pas nécessairement une profession agréable. Tout le monde ne peut pas s’occuper des Veufs Noirs, monsieur Trumbull.
— Merci, Henry. Vous êtes très diplomate… Quoi qu’il en soit, il n’aurait jamais réussi s’il n’avait été évident depuis le début qu’il était un génie en mathématiques. Tout professeur de mathématiques sain d’esprit aurait remué ciel et terre pour le garder dans son établissement. C’était le genre de garçon qui leur permettrait plus tard de figurer dans les annales sous la mention « a été le professeur de Pochik ». Vous comprenez ?
— Nous comprenons, Tom, dit Avalon.
— Du moins, c’est ce qu’on m’a dit, poursuivit Trumbull. Maintenant, il travaille pour le gouvernement, et c’est là que j’interviens. On me dit qu’il est vraiment quelqu’un. On me dit qu’il est formidable. On me dit qu’il est capable de faire ce que personne d’autre ne peut faire. On me dit qu’il faut le récupérer. Je ne sais même pas sur quoi il travaille, mais il faut qu’on l’ait.
— Eh bien, vous l’avez, dit Rubin. Il n’a tout de même pas été kidnappé et emmené de l’autre côté du rideau de fer ?
— Non, non, absolument pas, dit Trumbull. C’est bien plus irritant que ça. Écoutez, apparemment, un grand mathématicien peut être un parfait idiot dans tous les autres domaines.
— Vous voulez dire littéralement idiot ? demanda Avalon. Généralement, les savants idiots ont une mémoire remarquable et sont capables de faire des calculs incroyables, mais ils sont bien loin d’être des mathématiciens, à plus forte raison de grands mathématiciens.
— Non, non, il ne s’agit pas de cela non plus, dit Trumbull qui transpirait et fit une pause pour s’essuyer le front. Je veux dire qu’il est puéril. Il n’a pas beaucoup de culture, si l’on excepte les mathématiques, et ce n’est pas grave. Ce sont les mathématiques qui nous intéressent chez lui. Le problème, c’est qu’il ne se sent pas au niveau, il a l’impression d’être stupide. Mince alors, il se sent inférieur, et quand il se sent un peu trop inférieur, il s’arrête de travailler et il se terre dans sa chambre.
— Et alors, où est le problème ? dit Gonzalo. Tout le monde n’a qu’à lui répéter constamment qu’il est extraordinaire.
— Il est en rapport avec d’autres mathématiciens qui sont presque aussi fous que lui. L’un d’eux, Sandino, n’apprécie pas d’être surpassé, et périodiquement, il fait enrager Pochik. Il a un certain sens de l’humour, ce Sandino, et il aime bien dire à Pochik : « Garçon, l’addition ! » Pochik n’a jamais pu encaisser ça.
— Empêchez donc ce Sandino de continuer, dit Drake. Dites-lui que vous le mettrez en pièces s’il recommence.
— C’est ce qu’ils lui ont dit, répondit Trumbull. Du moins, autant qu’ils pouvaient se le permettre. Ils ne veulent pas perdre Sandino non plus. De toute façon, la mise en boîte s’est arrêtée, mais quelque chose de beaucoup plus grave s’est produit… Voyez-vous, il y a quelque chose qui, si j’ai bien compris, s’appelle « la proposition de Goldbach ».
Galvanisé, Roger Halsted témoigna immédiatement un vif intérêt.
— Bien sûr, dit-il. Elle est très célèbre.
— Vous la connaissez ? demanda Trumbull.
Halsted se raidit.
— Je ne fais peut-être qu’enseigner l’algèbre à des élèves du secondaire, mais voyez-vous, oui, je connais la proposition de Goldbach. Être professeur dans un collège ne fait pas de moi un collégien…
— Très bien. Je vous présente mes excuses. C’était stupide de ma part, dit Trumbull. Et puisque vous êtes mathématicien, vous pouvez donc vous permettre d’être sujet à des sautes d’humeur. En tout cas, pourriez-vous nous expliquer la proposition de Goldbach ? Parce que moi, je ne suis pas sûr de pouvoir le faire.
— En réalité, c’est très simple, dit Halsted. En 1742, je crois, un mathématicien russe, Christian Goldbach, a déclaré qu’il croyait que tous les nombres pairs supérieurs à 2 étaient la somme de deux nombres premiers, un nombre premier étant un nombre qui n’admet pas d’autre diviseur que lui-même ou un. Par exemple 4 = 2 + 2 ; 6 = 3 + 3 ; 8 = 3 + 5 ; 10 = 3+ 7 ; 12 = 5 + 7 ; et ainsi de suite, vous pouvez continuer tant que vous voulez.
— Et alors, qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ? dit Gonzalo.
— Goldbach n’a jamais été capable de le prouver. Et depuis deux cents et quelques années, personne d’autre n’en a été capable. Les plus grands mathématiciens n’ont pas pu démontrer que c’était vrai.
— Ah bon ? dit Gonzalo.
Halsted expliqua patiemment :
— Tous les nombres pairs qui ont été vérifiés sont toujours la somme de deux nombres premiers. On est allé très loin et les mathématiciens sont persuadés que cette proposition est juste… mais personne n’arrive à la démontrer.
— S’ils ne trouvent pas d’exceptions, est-ce que ça ne suffit pas à la démontrer ? dit Gonzalo.
— Non, parce qu’il y a toujours un nombre plus élevé que le plus élevé qui a été vérifié. En outre, on ne connaît pas, et on ne peut pas connaître, tous les nombres premiers, et plus un nombre est élevé, plus il est difficile de dire s’il est premier ou non. Ce qu’il faudrait, c’est une preuve générale qui nous dise que nous n’avons pas besoin de chercher d’exceptions puisqu’il ne peut pas y en avoir. Ça embête les mathématiciens de voir qu’un problème peut être énoncé aussi simplement, que la règle semble fonctionner, mais qu’on ne peut pas arriver à la démontrer.
Trumbull secouait la tête depuis un moment.
— Très bien, Roger, très bien. On a compris. Mais, dites-moi, qu’est-ce que ça peut faire, en fait ? Est-ce vraiment aussi important que ça pour quelqu’un qui n’est pas mathématicien de savoir si la proposition de Goldbach est juste ou non, et s’il y a des exceptions ou non ?
— Non, dit Halsted. Pas pour quelqu’un qui n’est pas mathématicien. Mais pour quelqu’un qui l’est et qui arriverait à démontrer ou à infirmer la proposition de Goldbach, il y aurait une place permanente sur l’autel érigé à la gloire mathématique.
Trumbull haussa les épaules.
— Nous y voilà. Les travaux de Pochik sont en réalité de la plus haute importance. Je ne sais pas exactement s’il travaille pour le ministère de la Défense, le ministère de l’Énergie, la NASA ou autre chose, mais c’est d’une importance capitale. En tout cas, ce qui l’intéresse, lui, c’est la proposition de Goldbach, et il se sert d’un ordinateur pour ça.
— Pour vérifier des nombres élevés ? demanda Gonzalo.
Halsted s’empressa de dire :
— Non, ça ne servirait à rien. Mais de nos jours, on peut utiliser des ordinateurs pour résoudre des problèmes particulièrement retors. Ce n’est peut-être pas une solution élégante, mais c’est tout de même une solution. Si on arrive à réduire un problème à un nombre fini de situations possibles, disons, un million, on peut programmer un ordinateur de manière à toutes les vérifier. Si chacune d’elles correspond à ce qu’on en attendait, alors la démonstration est faite. On a récemment résolu de cette façon le problème des applications en quadrichromie, un problème aussi célèbre et aussi ardu que la proposition de Goldbach.
— Bon, dit Trumbull. Voilà donc ce que fait Pochik. Apparemment, il aurait trouvé la solution d’un lemme particulier. Bon, maintenant, pouvez-vous me dire ce qu’est un lemme ?
— C’est une solution partielle, répondit Halsted. Si vous faisiez l’ascension d’un pic et que vous marquiez d’une borne chaque étape accomplie, les lemmes seraient analogues à ces bornes, et la solution au pic de la montagne.
— S’il résout le lemme, résoudra-t-il la proposition ?
— Pas plus que vous n’atteindrez le sommet si vous avez atteint une certaine hauteur de pente. Mais en revanche, si vous ne résolvez pas le lemme, vous n’arriverez probablement pas à résoudre le problème, du moins de la manière que vous envisagiez.
— D’accord, dit Trumbull en s’appuyant au dossier de sa chaise. Eh bien, Sandino a découvert le lemme le premier et il l’a envoyé à un éditeur pour le faire publier.
Penché sur la table, Drake écoutait avec attention.
— Ce n’est pas de veine pour Pochik, dit-il.
— Sauf que d’après Pochik, la chance n’a rien à voir là-dedans, dit Trumbull. Il prétend que Sandino n’est pas assez intelligent pour avoir trouvé ça et qu’il n’aurait pas pu le faire tout seul. Pour lui, il y a là une coïncidence un peu trop curieuse.
— C’est une accusation très grave, dit Drake. Est-ce que Pochik a des preuves ?
— Non, bien sûr que non. Si Sandino avait voulu piquer les résultats des travaux de Pochik, la seule façon aurait été de consulter ses données sur son ordinateur, et Pochik lui-même reconnaît que c’est impossible.
— Pourquoi ? demanda Avalon.
— Parce que Pochik se sert d’un mot de passe pour protéger ses données, dit Trumbull. Si l’utilisateur de l’ordinateur ne le mentionne pas, tout ce qui a été entré avec le mot de passe lui est inaccessible.
— Il est possible que Sandino ait eu connaissance de ce mot de passe, dit Avalon.
— Pochik soutient que c’est impossible, dit Trumbull. Il avait peur que quelqu’un, Sandino, surtout, ne lui vole ses idées, il n’a donc noté son mot de passe nulle part et il ne l’a jamais utilisé quand il n’était pas seul dans le bureau. Qui plus est, il en a choisi un qui fait quatorze lettres, m’a-t-il dit. Ce qui, d’après lui, donne des millions de milliards de possibilités. Personne n’aurait pu le deviner, m’a-t-il encore dit.
— Et Sandino, que dit-il ? demanda Rubin.
— Il dit qu’il est parvenu à ce résultat tout seul. Il récuse l’accusation de vol en soutenant qu’il s’agit des divagations d’un fou. Et franchement, on pourrait très bien lui donner raison.
— Eh bien, réfléchissons, dit Drake. Sandino est un bon mathématicien et il est présumé innocent tant qu’il n’aura pas été reconnu coupable. Pochik ne peut absolument pas prouver ce qu’il avance et il reconnaît lui-même que Sandino n’aurait pas pu découvrir le mot de passe… ce qui aurait pourtant été le seul moyen de commettre ce vol. Je pense que Pochik doit se tromper et que Sandino doit avoir raison.
— Je vous l’ai dit, on peut effectivement affirmer que Sandino a raison, dit Trumbull. Mais le problème, c’est que Pochik ne veut plus travailler. Il broie du noir dans sa chambre, il lit de la poésie et il dit qu’il ne se remettra plus jamais au travail. Il dit que Sandino l’a spolié de son immortalité et que sans ça, la vie ne signifie plus rien pour lui.
— Si vous avez tant besoin de ce type, est-ce que vous ne pouvez pas arriver à convaincre Sandino de lui céder son lemme ? dit Gonzalo.
— Sandino ne veut pas faire ce sacrifice et nous ne voulons pas l’y contraindre, à moins d’avoir de sérieuses raisons de croire qu’il y a bien eu fraude. Si nous avions une preuve en ce sens, nous pourrions nous acharner sur lui pour l’éreinter. Vous savez, pour ma part, je pense que Sandino a très bien pu voler ces données.
— Comment ? dit Avalon.
— En se procurant le mot de passe. Si je le connaissais, je suis sûr que je pourrais imaginer un moyen logique pour que Sandino ait pu le dénicher ou le deviner. Mais Pochik refuse tout simplement de me le donner. Il a poussé les hauts cris quand je le lui ai demandé. Je lui ai expliqué mes raisons mais il m’a répondu que c’était impossible. Il prétend que Sandino a utilisé une autre méthode… mais il n’y a pas d’autre méthode.
— Pochik veut une interprétation mais refuse de vous raconter son rêve, dit Avalon. Alors il vous faut d’abord trouver le rêve avant de pouvoir l’interpréter.
— Exactement ! Comme les sages chaldéens.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Je vais essayer de faire ce que Sandino a dû faire. Je vais essayer de deviner quel est ce mot de passe de quatorze lettres et je vais l’annoncer à Pochik. Si j’ai deviné juste, il sera évident que Sandino a pu en faire autant et que le lemme a très probablement été volé.
Le silence se fit autour de la table, puis Gonzalo demanda :
— Vous croyez que vous pourrez y arriver, Tom ?
— Non, je ne le crois pas. C’est pourquoi je vous ai soumis ce problème. Je voudrais que nous nous y mettions tous. J’ai dit à Pochik que je l’appellerais avant dix heures et demie ce soir… (Trumbull consulta sa montre)… avec le mot de passe, juste pour lui montrer qu’on pouvait le deviner. Je présume qu’il attend à côté de son téléphone.
— Et si nous ne le trouvons pas ? dit Avalon.
— Dans ce cas, nous n’aurons pas de raison plausible qui nous permette de supposer que le lemme a été volé, et moralement, nous ne nous sentirons plus en droit de forcer Sandino à y renoncer. Mais de toute façon, nous ne serons pas plus mal lotis.
— Alors, allez-y le premier, dit Avalon. Vous y avez manifestement réfléchi plus longtemps que nous, et ça relève de vos compétences professionnelles.
Trumbull s’éclaircit la gorge.
— Très bien. Je me dis que puisque Pochik n’a pas noté son mot de passe, il faut qu’il s’en souvienne. Il y a des gens qui ont une mémoire phénoménale et un tel talent est assez fréquent chez les mathématiciens. Cependant, même les grands mathématiciens ne sont pas toujours capables de se rappeler de longues successions de symboles sans suite. D’ailleurs, d’après ses collègues, Pochik a une mémoire tout à fait ordinaire. Il faut donc que son mot de passe soit simple à retenir s’il veut être vraiment sûr de pouvoir s’en souvenir.
» Les possibilités se limitent donc sans doute à une expression courante ou à une progression habituelle qu’on ne peut oublier. Supposez que ce soit ALBERT EINSTEIN, par exemple. Il y a bien quatorze lettres et il n’y aurait pas de danger pour qu’il l’oublie. Ou SIR ISAAC NEWTON, ou ABCDEFGHIJKLMN, ou encore NMLKJIHGFEDCBA. Si Pochik a un mot de passe de ce genre, il se peut que Sandino ait essayé différentes combinaisons évidentes et que l’une d’elles ait marché.
— Si c’est bien ça, nous n’avons aucune chance de résoudre le problème, dit Drake. Sandino a pu tester différentes possibilités pendant des mois. L’une d’elles a fini par marcher. S’il est tombé dessus par hasard, après avoir fait des essais pendant un bon moment, nous ne réussirons jamais, en une heure et demie, à trouver la solution sans même pouvoir la tester sur ordinateur.
— C’est là un élément qu’il ne faut pas négliger, en effet, dit Trumbull. Il se peut très bien que Sandino ait réfléchi à ce problème pendant des mois. C’est en juin qu’il a fait enrager Pochik avec cette histoire de serveur, et Pochik, fou furieux, lui a hurlé qu’il allait lui montrer de quoi il était capable dès qu’il serait prêt. Sandino a pu en tirer ses conclusions en constatant qu’à ce moment-là, Pochik se servait très souvent de l’ordinateur, et il s’est mis au travail. Il a pu y passer des mois.
— Est-ce qu’à cette occasion Pochik a laissé échapper quelque chose qui aurait pu le mettre sur la voie ? demanda Avalon.
— Pochik jure que tout ce qu’il a dit, c’est : « Tu verras bien, quand j’aurai terminé ma démonstration », mais qui sait ? Est-ce qu’il peut se rappeler les paroles exactes qu’il a prononcées à un moment où il était hors de lui ?
— Je suis surpris que Pochik n’ait pas essayé de foutre une raclée à Sandino, dit Halsted.
— Vous ne seriez pas aussi surpris si vous les connaissiez, dit Trumbull. Sandino est bâti comme un rugbyman et Pochik pèse cinquante kilos tout mouillé.
Gonzalo demanda brusquement :
— Quel est le prénom de ce type ?
— Vladimir, répondit Trumbull.
Gonzalo se tut un instant, tandis que tous les yeux étaient braqués sur lui, puis il reprit :
— Je m’en doutais. VLADIMIR POCHIK a quatorze lettres. Il a utilisé son propre nom.
— C’est ridicule, dit Rubin. C’est la première combinaison que n’importe qui essaierait.
— C’est comme l’histoire de la lettre volée, de Pœ. Personne n’y pense parce que c’est trop évident. Demandez-le-lui.
Trumbull secoua la tête.
— Non, je ne peux pas arriver à croire qu’il ait utilisé son propre nom.
Rubin dit d’un air pensif :
— Vous dites qu’il reste dans sa chambre à lire de la poésie ?
— Oui.
— C’est sa passion, la poésie ? Il me semblait vous avoir entendu dire qu’en dehors des mathématiques, il n’était pas particulièrement cultivé.
Trumbull dit d’un air sarcastique :
— On n’a pas besoin d’être docteur ès lettres pour lire de la poésie.
Avalon dit d’un air lugubre :
— Il faut être idiot pour lire de la poésie moderne.
— C’est un fait, dit Rubin. Est-ce que Pochik lit de la poésie contemporaine ?
— Il ne m’est jamais venu à l’esprit de le lui demander, dit Trumbull. Quand je suis allé le voir, il lisait un recueil de poèmes de Wordsworth, mais c’est tout ce que je peux dire.
— C’est suffisant, dit Rubin. S’il aime Wordsworth, c’est qu’il n’aime pas la poésie contemporaine. Personne n’est capable d’apprécier ce vieux chnoque et d’aimer le genre de choses qu’on peut lire aujourd’hui.
— Et alors ? demanda Trumbull. Qu’est-ce que ça change ?
— Avec ses rimes et son rythme, la poésie ancienne est facile à mémoriser et peut convenir à un mot de passe. Il pourrait s’agir d’un fragment de quatorze lettres tiré d’un poème de Wordsworth, sans doute d’un poème très connu. Par exemple, « Lonely as a cloud »[1], qui a quatorze lettres. Ou il a pu prendre quatorze lettres dans certains vers célèbres, comme « L’enfant est le père de l’homme » ou « traînant après soi des nuages de gloire » ou « Milton ! tu devrais vivre à cette heure ». Ou il s’agit peut-être d’un poète de la même veine.
— Même si nous nous limitons à des passages de poèmes classiques et romantiques, il nous reste encore un champ d’investigation immense, dit Avalon.
— Je vous le répète, c’est une tâche impossible, dit Drake. Nous n’avons pas le temps de tous les essayer. Et nous ne pourrons pas arriver à trancher sans les tester.
— C’est encore plus impossible que vous ne le pensez, Jim, dit Halsted. Je ne crois pas que le mot de passe ait été constitué de mots anglais.
Trumbull demanda en fronçant les sourcils :
— Vous voulez dire qu’il aurait utilisé sa langue maternelle ?
— Non, je veux dire qu’il a utilisé une série de lettres qui ne forment pas des mots. Vous disiez que Pochik affirmait que son mot de passe était inviolable parce qu’il y avait des millions de milliards de possibilités dans une combinaison de quatorze lettres. Eh bien, supposez que la première lettre soit n’importe laquelle, parmi les vingt-six, que la seconde également, de même que la troisième, et cetera. Dans ce cas, le nombre total de combinaisons serait de 26 × 26 × 26 et ainsi de suite. Vous devriez avoir quatorze fois le produit de vingt-six par lui-même et le résultat serait… (il sortit sa calculatrice de poche et la manipula pendant un petit moment)… à peu près 64 millions de milliards de possibilités.
» Bon, maintenant, si vous utilisez une expression anglaise ou une expression formulée dans n’importe quelle langue européenne existante, la plupart des combinaisons de lettres n’apparaissent tout simplement pas. Vous n’allez pas avoir un HGF ou un QXZ ou encore un LLLLC. Si nous n’incluons que les combinaisons possibles dans des mots, nous aurons peut-être des millions de possibilités, peut-être moins, mais certainement pas des millions de milliards. Étant mathématicien, Pochik n’aurait certainement pas dit des millions de milliards s’il ne voulait pas dire exactement ça, donc, je suppose que le mot de passe est constitué de lettres qui ne forment pas des mots.
— Il n’a pas une mémoire… commença Trumbull.
— Même quelqu’un qui a une mémoire ordinaire peut retenir une série de lettres s’il s’exerce suffisamment longtemps, dit Halsted.
— Attendez un instant, dit Gonzalo. S’il n’y a qu’un nombre défini de combinaisons possibles, on pourrait se servir d’un ordinateur. L’ordinateur pourrait les essayer toutes et s’arrêter sur celle qui est la bonne.
— Vous ne vous rendez pas compte de ce que représente un nombre comme 64 millions de milliards, Mario, dit Halsted. Supposez que vous vous arrangiez pour que l’ordinateur teste mille millions de combinaisons différentes à la seconde. Il faudrait alors deux mille années de travail acharné, nuit et jour, pour tester toutes les combinaisons possibles.
— Mais on n’aurait pas besoin de toutes les tester, dit Gonzalo. La bonne combinaison pourrait surgir au bout de deux heures à peine. Le mot de passe était peut-être AAAAAAAAAAAAAA et l’ordinateur a pu commencer par là.
— C’est très improbable, dit Halsted. Pochik n’aurait pas plus utilisé un mot de passe de ce type qu’il n’aurait utilisé son propre nom. D’ailleurs, Sandino s’y connaît suffisamment en maths pour ne pas entreprendre sur ordinateur un essai qui, il le sait bien, pourrait prendre une centaine de vies.
Rubin dit d’un air pensif :
— S’il a vraiment utilisé un mot de passe formé de lettres dans le désordre, je parie que ce n’était pas au hasard.
— Que voulez-vous dire, Manny ? dit Avalon.
— S’il n’a pas une mémoire extraordinaire et qu’il ne l’a pas noté quelque part, comment aurait-il fait pour le retenir ? Répétez-vous donc quatorze lettres prises au hasard et voyez si vous pouvez être sûr de les énoncer dans le même ordre au bout d’un instant. Et même s’il avait imaginé une série de lettres sans suite qu’il aurait réussi à mémoriser, il n’est manifestement pas quelqu’un qui se fie à autre chose qu’à son raisonnement mathématique. Aurait-il pu accepter de ne pas pouvoir avoir accès à ses propres données parce qu’il aurait oublié le mot de passe ?
— Il aurait pu tout recommencer, dit Trumbull.
— Avec un nouveau mot de passe aussi hasardeux qu’il aurait également oublié ? dit Rubin. Non. Même si le mot de passe semble avoir été choisi complètement au hasard, je parie que Pochik a un moyen infaillible de s’en souvenir, et si nous pouvons imaginer ce moyen, nous aurons la réponse. En fait, si Pochik nous donnait le mot de passe, nous comprendrions comment il l’a mémorisé et comment Sandino l’a ensuite deviné.
— Si Nabuchodonosor avait pu se rappeler son rêve, les sages auraient pu l’interpréter, dit Trumbull. Pochik ne nous donnera pas son mot de passe, et d’ailleurs, si nous savions comment il s’y est pris pour l’imaginer, nous ne pourrions jamais être vraiment sûrs que Sandino ait pu le découvrir tout seul… Bon, il va falloir abandonner.
— Ce ne sera peut-être pas nécessaire, dit soudain Henry. Je crois que…
Tout le monde se tourna vers Henry, plein d’espoir.
— Oui, Henry ? dit Avalon.
— C’est seulement une hypothèse farfelue. Je me suis peut-être complètement trompé. Mais ce serait peut-être possible d’appeler M. Pochik, monsieur Trumbull, et de lui demander si le mot de passe n’est pas WEALTMDITEBIAT, dit Henry.
— Quoi ? dit Trumbull.
— Pour une hypothèse farfelue, c’est une hypothèse farfelue ! dit Halsted en haussant les sourcils. Pourquoi avez-vous pensé à ça ?
— Ça n’a aucun sens, dit Gonzalo.
Personne ne pouvait se rappeler avoir jamais vu Henry rougir, mais maintenant, il était nettement cramoisi.
— J’espère que vous m’excuserez, dit-il. Mais je ne voudrais pas vous expliquer mon raisonnement avant qu’on ne teste cette combinaison. Si je me suis trompé, j’aurais l’air trop idiot… Et en y réfléchissant, je ne vous pousserai pas à la tester.
— Non, nous n’avons rien à perdre, dit Trumbull. Pourriez-vous m’écrire cette combinaison de lettres, Henry ?
— Je l’ai déjà fait, monsieur.
Trumbull y jeta un coup d’œil, se dirigea vers le téléphone qui se trouvait dans un coin de la pièce, et composa un numéro. Il attendit pendant quatre sonneries qui s’entendirent nettement dans le silence, tout le monde retenant son souffle. Il y eut alors un déclic, puis un « Allô ? » sec et aigu.
— Docteur Pochik ? dit Trumbull. Écoutez. Je vais vous lire quelques lettres… Non, docteur Pochik, je ne dis pas que j’ai trouvé le mot de passe. C’est seulement une expé… C’est une expérience, monsieur. Nous pouvons nous être trompés… Non, je ne peux pas vous dire comment… Écoutez, W, E, A, L… Oh, bon Dieu !
Il plaça la main sur le combiné.
— Notre bonhomme a une attaque.
— Parce que c’est juste ou parce que c’est faux ? demanda Rubin.
— Je n’en sais rien, dit Trumbull en plaquant l’écouteur sur son oreille. Docteur Pochik, vous êtes là ?… Docteur Pochik ?… Le reste est… (il consulta la feuille de papier)… T, M, D, I, T, E, B, I, A, T.
Il écouta.
— Oui, monsieur, fit-il, je crois que Sandino l’a deviné, tout comme nous. Nous allons avoir une réunion avec vous et Sandino, et nous allons tout régler. Oui… je vous en prie, docteur Pochik, nous ferons de notre mieux.
Trumbull raccrocha, poussa un énorme soupir, puis dit :
— Sandino va avoir l’impression que Jupiter se déchaîne sur lui… Bon, Henry, mais si vous ne nous dites pas comment vous avez trouvé ça, nous n’aurons pas besoin d’attendre Jupiter. Je vous tuerai de ma propre main.
— Ce ne sera pas nécessaire, monsieur Trumbull, dit Henry. Je vais vous le dire tout de suite. Je n’ai fait que vous écouter. M. Halsted a fait remarquer qu’il devait obligatoirement s’agir d’une série de lettres dans le désordre. M. Rubin a soutenu qu’il devait y avoir un système quelconque pour ne pas l’oublier, ce que je pensais moi-même. Au début de la soirée, M. Avalon s’amusait à employer des jurons avec allitérations, ce qui faisait ressortir l’importance des lettres initiales. Vous-même, vous avez évoqué le goût de M. Pochik pour la poésie ancienne, celle de Wordsworth, par exemple.
» Je me suis alors rappelé que quatorze représentait le nombre de vers d’un sonnet, et que si on prenait la première lettre de chaque vers, on aurait une série de quatorze lettres apparemment dans le désordre, mais qu’on ne pourrait pas oublier tant qu’on se souviendrait du sonnet ou qu’on pourrait, au pire, le consulter.
» La question était alors : quel sonnet ? Il s’agissait très probablement d’un sonnet très connu, et Wordsworth en a écrit certains qui le sont. En fait, M. Rubin a cité le premier vers de l’un d’eux : « Milton ! tu devrais vivre à cette heure. » Ça m’a fait penser à Milton, et il m’est venu à l’esprit qu’il devait s’agir de son sonnet intitulé « On His Blindness »[2]. Il se trouve que je le connais par cœur. Notez, je vous prie, les premières lettres de chaque vers :
When I consider how my light is spent
Ere half my days, in this dark world and wide,
And that one talent which is death to hide,
Lodged with me useless, though my soul more bent
To serve there with my Maker, and present
My true account, lest he returning chide ;
« Doth God exact day-labor ; light denied ? »
I fondly ask. But Patience, to prevent
That murmur, soon replies, « God doth not need
Either man’s work or his own gifts ; who best
Bear his mild yoke, they serve him best. His state
Is kingly. Thousands at his bidding speed
And post o’er land and ocean without rest…[3]
Henry marqua une pause et dit doucement :
— Je crois qu’il s’agit du plus beau sonnet écrit en anglais, même si on tient compte de ceux de Shakespeare, mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’avais l’impression de tenir la réponse. C’est parce que le Dr Pochik a été serveur et qu’il ne l’a pas oublié, et parce que j’en suis un moi aussi, que j’ai retenu ce sonnet. C’est sans doute affaire d’imagination stupide, mais le dernier vers, que je ne vous ai pas cité, et qui est peut-être parmi les vers les plus célèbres que Milton ait composés…
— Allez-y, Henry, dit Rubin. Dites-le-nous donc !
— Merci, monsieur, dit Henry avant de réciter solennellement :
They also serve who only stand and wait[4].
Remarque
J’ai l’impression que les titres constituent une part importante d’une nouvelle et je les choisis avec un soin considérable. En fait, je ne peux pas commencer une histoire tant que je n’en ai pas choisi le titre.
Je ne respecte cependant pas certaines règles judicieuses en faisant mon choix. Je ne sais vraiment pas ce qui fait un bon titre – ou l’inverse. C’est seulement quelque chose que je sens. J’en choisis un qui me semble bien aller avec l’histoire et qui y ajoute même quelque chose.
Souvent, Fred Dannay, le responsable d’Ellery Queen’s Mystery Magazine, n’aime pas un de mes titres et le change… et je n’aime pas le sien et je reviens à mon titre original quand je rassemble mes nouvelles en recueil.
Mais parfois, Fred choisit un titre qui est meilleur (c’est du moins ce qu’il me semble) et n’étant pas quelqu’un d’obstiné par principe, je l’accepte.
Par exemple, j’avais intitulé la nouvelle que vous venez de lire Quatorze lettres, ce qui, après tout, dit bien de quoi il s’agit. Mais quand elle a été publiée dans le numéro du 5 mai 1980 d’EQMM, Fred l’a appelée Soixante millions de milliards de combinaisons, ce qui évoque tout aussi bien de quoi il s’agit. Et comme le titre de Fred est infiniment plus théâtral, je l’ai accepté… en m’en voulant, comme d’habitude, de ne pas y avoir pensé depuis le début.